Deux équipes s’affrontent dans la « patinoire ».

Elles partagent un objectif commun: faire passer une bonne soirée au public. Et s’amuser. Mais chaque participant poursuit aussi un objectif individuel, qui peut ne pas s’accorder avec : marquer des points pour faire gagner son équipe, être plus drôle que son adversaire.

L’arbitre annonce un thème: « allons chasser la belette cendrée ». Plus le sujet est absurde, plus le défi est grand pour les joueurs. Un comédien s’avance et entame son improvisation. Les autres joueurs ne savent pas, et parfois ne comprennent pas, ce qu’il a en tête. Mais ils entrent dans l’action et enchérissent…et au fur et à mesure se construit une histoire abracadabrante, avec tous les attributs nécessaires à une « bonne histoire » : un début, une intrigue, un coup de théâtre, une fin. Et les rires et les applaudissements des spectateurs.

Aucun des comédiens n’aurait pu, seul, construire cette histoire et atteindre ce résultat. Il ne s’agit pas non plus de répliques individuelles mises bout à bout. Il y a véritablement une création collective qui dépasse la somme des contributions de chacun: c’est la définition de l’intelligence collective, une intelligence « différente de la somme des intelligences individuelles qui la composent »¹.

Comment nos comédiens parviennent-ils à inventer ensemble, sur le vif et presque sans aucune concertation, une telle histoire? Et qu’est-ce que cet exemple peut apporter comme enseignements pour la vie professionnelle?

Accueillir les contributions des autres

Il y a d’abord une règle d’or que tous les joueurs partagent: accueillir ce que l’autre propose. Le premier à intervenir donne une base sur laquelle les autres vont s’appuyer pour construire l’histoire, quelle que soit leur idée personnelle sur la façon de traiter le sujet. Si la proposition ne leur convient pas, ils vont malgré tout s’appuyer dessus pour formuler une autre proposition, en d’autres termes, proposer une alternative acceptable pour eux et qui respecte l’esprit de la proposition de départ.
Le refus d’une proposition ou d’un personnage constitue une faute sanctionnée par l’arbitre. Cet accueil « inconditionnel » des propositions formulées fait donc partie des présupposés du jeu, et ne peut être remis en question. Il est sous-tendu par des valeurs de respect, de bienveillance, et l’acceptation par tous du droit de se tromper. On y retrouve également une forme d’abandon: le joueur n’est plus propriétaire de son idée dès lors qu’il la propose, elle devient une matière que ses partenaires vont s’approprier et modifier.

Être attentif à son environnement

Attentifs les uns aux autres, mais aussi aux réactions du public, chaque joueur présent sur scène apporte son talent et ses idées, en fonction de ce qu’il capte de son environnement et de l’histoire qui se crée avec lui. L’art de l’improvisation consiste non seulement à construire avec l’autre une performance techniquement correcte, de façon instantanée, mais aussi à ce qu’elle plaise aux spectateurs. Il s’agit de s’adapter en permanence à l’autre et à l’environnement, pour réajuster sa propre contribution en fonction de la réalité de la scène. Pour cela les joueurs s’appuient les uns sur les autres, car chacun aura une sensibilité différente et percevra des choses que les autres n’auront peut-être pas intégrées.

Prendre le temps de construire des habitudes… et de les faire évoluer

La communication entre les joueurs, en particulier ceux d’une même équipe, qui se connaissent bien, se fait de manière subtile, au travers des regards, des gestes, des intonations de la voix. Cette communication presque instinctive s’est développée au fil des entraînements. L’intelligence collective peut émerger rapidement dans un groupe, mais elle grandit avec le temps et le soin qu’on met à la nourrir et à la renouveler.
Les entraînements alimentent la capacité du collectif à s’adapter aux réalités vécues sur scène. Une sorte de langage, de référentiel commun se met en place et facilite les interactions des joueurs entre eux. Si l’habitude de travail en commun est inexistante, la communication sera moins fluide, moins instinctive. Si elle se transforme en routine, qu’elle n’est plus alimentée par de nouveaux défis, de nouveaux apprentissages, elle donnera naissance à une somme d’expertises et non à une réelle intelligence collective.

Développer la confiance et lâcher la maîtrise

La confiance, autre élément clef, permet à son tour la prise de risque, car si le cadre et les objectifs sont clairement définis et partagés, ils sont là pour border le jeu, mais pas le contraindre. Trop rigide, le cadre empêcherait l’adaptation du collectif à la réalité de la scène. L’équipe, ainsi que chaque joueur, dispose d’une réelle autonomie au sein de ce cadre, et peut proposer en confiance ses idées, dont il sait qu’elles seront accueillies et réinvesties par ses acolytes.

« Réinvesties » ne signifie pas qu’elles seront acceptées telles quelles, et chacun doit être prêt à laisser son ego de côté pour à son tour accueillir les propositions des autres. Le joueur doit accepter de ne pas maîtriser l’évolution du jeu. Avoir confiance les uns dans les autres est alors indispensable pour se sentir en sécurité, et oser.

Nourrir le plaisir à travailler ensemble

Le plaisir à travailler ensemble est un puissant catalyseur d’intelligence collective. Il alimente la confiance, la capacité de prise de risque, d’expérimentation et donc d’innovation, et nourrit les apprentissages. Il favorise une saine émulation qui autorise les participants à oser, à sortir de leur zone de confort et à se mettre mutuellement au défi, ce qui permet de nouveaux apprentissages individuels et augmente la capacité d’action du groupe. Le groupe s’enrichit des apprentissages individuels qui à leur tour accroissent les apprentissages du groupe. Le plaisir à travailler ensemble fournit un combustible précieux à ce processus.

Qu’en est-il dans la vie professionnelle ?

Une confusion est parfois faite dans le monde de l’entreprise entre « intelligence collective » et « management participatif » voire « collaboratif ». Or, un mode collaboratif ne garantit nullement l’émergence d’une intelligence collective, même s’il la favorise. Un collectif d’individus peut fonctionner sur un mode collaboratif et partager un objectif sans pour autant devenir une équipe. Les talents individuels sont alors simplement additionnés. La capacité d’adaptation en temps réel est faible car des temps de coordination, nombreux et/ou longs, sont nécessaires pour que chacun dispose des mêmes niveaux d’information.

Dans une équipe fonctionnant en intelligence collective, il est admis que personne ne dispose de la totalité de l’information disponible. Celle-ci est répartie entre tous les membres et s’échange selon les besoins dans les interactions qu’ils établissent les uns avec les autres. À partir des apprentissages individuels, conditionnés par les expériences de chacun des membres, le groupe crée une connaissance collective de son environnement, et renforce ainsi ses capacités d’adaptation à des situations nouvelles.

L’intelligence collective est une propriété émergente d’un groupe, elle naît de la qualité des interactions entre les individus, ce qui suppose que celui-ci reste de taille modeste (encore que certains auteurs considèrent que les nouveaux modes de communication rendent possible une intelligence collective à grande échelle).

Parfois, lorsque l’on parle d’intelligence collective, certains ont la sensation qu’elle va diluer, uniformiser, gommer les intelligences individuelles. En réalité, elle va donner un cadre porteur à l’expression des talents individuels. Elle favorise non seulement la créativité, mais aussi la participation de chacun. Comme en improvisation théâtrale, le fait de savoir que ses propositions seront écoutées et réinvesties encourage les individus à s’exprimer et à débattre.

Peut-on créer un terrain favorable pour faire naître l’intelligence collective?

Bien que la chasse à la belette cendrée soit peu courante dans le milieu professionnel, il n’est pas rare aujourd’hui d’appartenir à un collectif (équipe sportive, équipe professionnelle, entreprise, association…) qui doit s’adapter à un milieu changeant et imprévisible, dans un cadre contraint. Faire émerger de ce groupe une intelligence collective devient alors un enjeu d’adaptation, d’innovation, d’apprentissage et de motivation. Il existe divers moyens (accompagnement d’équipe, coaching, co-développement,  cohésion d’équipe…) pour la créer et la développer.

Les joueurs de notre match d’improvisation peuvent inspirer cette démarche. L’accueil des idées, l’attention aux autres et à l’environnement, le temps et l’entraînement au travail commun, la confiance et le plaisir à travailler ensemble : comment tout ceci est-il vécu (ou non!) dans votre équipe ? Et pourquoi pas chercher collectivement des moyens de les intégrer à vos pratiques ? N’ayez pas peur d’improviser…

¹R. Ribette, 1996, « des intelligences individuelles à l’émergence de l’intelligence collective »

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