Il est de bon ton aujourd’hui d’afficher ses succès, ses sourires, ses réussites. Son bonheur. C’est presque devenu une injonction. Sois heureux! Epanouis-toi, personnellement ET professionnellement ! Sinon…
Sinon quoi?
Sinon, tu donnes une mauvaise image de toi-même. Tu sembles plat, voire grincheux. Tu n’es pas performant ! Tu n’exploites pas tout ton potentiel !
Mais, en réalité, que risque-t-on en renonçant à cette quête perpétuelle, à cette tyrannie du sourire obligatoire et de la joie permanente ?
Une vie vivante… et vulnérable
On risque peut-être de se sentir vivant. Humain, qui plus est! C’est-à-dire empli de peurs, de doutes, de joies et d’émerveillement, d’ombre et de lumière. Avec une vie vivante et vulnérable, plutôt que performante et rentable.
Alice, une jeune femme que j’accompagnais me confiait sa honte et sa culpabilité de se sentir si mal. « C’est vrai, j’ai tout, je fais des études qui me plaisent, j’ai mes amis… on ne se voit pas beaucoup à cause du confinement mais on s’appelle tous les jours… Pourquoi je vais pas bien? »
Sa demande était : aidez-moi à aller mieux, mais je l’ai accompagnée à accepter d’aller mal.
En se donnant l’autorisation de prendre soin de son mal-être, tout en préservant sa santé, elle a créé un espace où elle a pu se retrouver, ce fameux creux qui permet de rebondir. Elle s’est accordé 15 jours de plus grande solitude, avec ses larmes et sa fatigue qu’elle a choyées. Elle a découvert que son mal-être l’avait obligée à ralentir et prendre soin d’elle, et que cela lui faisait du bien. En renonçant à lutter, elle a fait la paix avec elle-même et ses forces sont revenues. En laissant de la place à ses émotions négatives et en s’autorisant à les ressentir, loin de toute culpabilité, celles-ci se sont apaisées. Elles avaient délivré leur message : mission accomplie. Ensuite cette jeune femme a repris une vie sociale dynamique et remis ses projets en route.
L’accompagnement doit-il viser le bonheur?
Ce n’est sans doute pas toujours le cas et une certaine vigilance doit accompagner un état de mal-être qui perdure. Mais l’injonction au bonheur peut couper la personne de précieuses ressources.
Si la personne choisit d’être accompagnée par un professionnel, celui-ci a pour mission de sécuriser cette traversée en eaux troubles, et d’accompagner l’autre dans l’exploration de sa richesse intérieure, ses cimes comme ses abysses. Alors la personne peut reprendre le goût d’être vivante. Pas forcément heureuse dans toutes circonstances, mais vivante à chaque seconde, dans chacun de ses choix, dans les bons comme les mauvais moments.
C’est pour moi un point de vigilance dans mes accompagnements: poser pour l’autre l’intention du bonheur, c’est le priver de la liberté de choisir (chacun a le droit d’aller mal!) et peut-être de rebondir. C’est le maintenir en tension vers un objectif qui n’est peut-être pas compatible avec ses forces du moment, lui poser une temporalité qui n’est pas la sienne.
C’est aussi une autorisation personnelle que je m’accorde : assumer que parfois, je vais mal, et tant mieux! C’est ma réalité du moment. Lutter contre me mènera à gaspiller l’énergie qu’il me reste. Accepter ces moments, les vivre pleinement, et en tenir compte dans mon quotidien, m’aidera au contraire à prendre le recul et le repos dont j’ai besoin pour évoluer vers la suite.
J’ai aimé la conclusion d’Alice : « en fait, quand je vais mal, c’est que je couve quelque chose de meilleur. Et couver, parfois ça prend du temps! ».